Chaussures Ruland // Depuis 1956, à Rennes

Publié le par Christèle Boisbouvier

Je croisais monsieur Ruland régulièrement dans le quartier. J'avais enfin  eu le courage de prendre rendez-vous. Il avait souri, mi-étonné, mi-amusé, dit d'accord. Vers 9h30. Vers 9h30, la nuance était importante. « On n'est pas des militaires ». Les gens indulgents ont un don. Celui de me plaire.

 

Cinquante-trois ans de Gavotte, cinquante-trois ans de vie de commerçant dans le quartier des Halles, cinquante-trois ans de pieds chaussés avec professionnalisme, cinquante-trois ans de gentillesse, parce que « la gentillesse, ça ne coûte rien ». 

« Je suis accidentellement fils de commerçant ». Accidentellement. Voici en effet un père qui, d'abord militaire, puis agent d'assurances, choisit - à l'heure de la retraite - le métier de commerçant : «ça l'amusait !  ». A Chateaubriant, il achète un fonds et devient chausseur. Son fils, alors étudiant en Sup' de Co, passe ses étés au magasin. Agencer la vitrine, vendre, être en contact avec la clientèle, c'est agréable. A la fin de ses études, il sollicite cette grande entreprise sérieuse qu'est Bally. Bally ne recrute pas. Une annonce change le cours de son existence et celui de son père. Pour la première fois de sa vie, ce père que l'on devine affable et généreux s'endette. Nous sommes en 1956. Monsieur Ruland père achète pour monsieur Ruland fils le fonds de commerce d'un chausseur, 24 boulevard de la Liberté. Ce sera la Gavotte. Nom dansant et amical.

Premières années

1956. La nuit, aux Halles, on décharge le poisson. C'est ici que se situe le marché au gros, le marché aux poissons et aux légumes. Dans la saleté et l'agitation. En face, la rue de Nantes rejoint la rue Tronjolly. Elle traverse encore ce qui deviendra plus tard le centre commercial Colombia. Le Champs de Mars est un champ de foire, en terre battue. Le quartier est populaire, les maisons modestes et insalubres, les cafés sont légion. Le centre ville de Rennes est ailleurs, au nord, de l'Hôtel de Ville à l'Hôtel-Dieu.

Les premières années de la Gavotte sont difficiles. Heureusement, de Chateaubriant à Rennes, messieurs Ruland, père et fils, travaillent de concert et partagent leur carnet d'adresses, si possible les meilleures. A Rennes, alors qu'un célèbre chausseur rennais veille au grain, la Gavotte finit par vendre du Bally. La marque Paraboot arrive ensuite. Paraboot, légendaire chaussure inventée par un cordonnier grenoblois. A une époque où « les cordonniers savaient fabriquer des chaussures », rappelle Monsieur Ruland.

Commencent de confortables années. A la Gavotte, on compte jusqu'à quatre employés, deux vendeuses, deux apprentis. Les clients entrent, sortent, sans cesse. Ils sont fidèles à la maison Ruland. Ici, les modèles sont de belle facture et les prix sérieux. « On a gâté les clients sans les voler ». Chaque 14 juillet, le rituel pour l'ouverture de la chasse aux canards. A la Gavotte, on installe la vitrine des bottes de caoutchouc. D'un côté, les vertes. De l'autre, les marron. Le Chameau, Kleber..., toujours des marques renommées. 

Un quartier métamorphosé 

Les années 1970-1980 modifient la configuration du quartier. Début d'une considérable réhabilitation. Quelques immeubles modernes longent déjà le début de la rue Tronjolly. Le projet du centre commercial Colombia voit le jour en 1986 et ampute la rue de Nantes. Boulevard de la Liberté, il devient bientôt impossible de guetter la boutique depuis une terrasse de bistrot au coin de la rue, clé en poche, prêt à bondir dès qu'un client se présente à la porte de la boutique. De nouveaux habitants, des familles, emménagent. La clientèle de la Gavotte, aujourd'hui ?  « Des petits fonctionnaires, des petits commerçants, un ou deux milliardaires ». Des milliardaires ? !!! Sourires. Et monsieur Ruland de raconter ce jour faste où il vendit 5 paires de Paraboot au même client, en un temps record.




Le charme de la Gavotte

L'heure et demie a passé. Autour de moi, le bois des rayonnages, du comptoir, du cheval sur ressorts pour occuper les enfants pendant l'essayage. « On se sent bien dans votre boutique, Monsieur Ruland ». A mille lieues des nouveaux décors aseptisés et ennuyeux. « On se sent bien, d'accord, on me dit ça, mais ce n'est pas moderne ! ». Moderne ou pas, on s'y sent bien. 

Dans sa boutique pas moderne, monsieur Ruland n'est pas un grincheux, les évolutions ne l'ont pas aigri, il observe cela avec perplexité, manifeste quelques regrets, pense qu'il y a des risques. Sans sensiblerie. Il a la lucidité et l'humour des gens qui ont exercé leur métier, honnêtement et assidûment, et qui en retirent une simple satisfaction. Même si les constats sont embarrassants. « Le commerce, aujourd'hui, c'est de la distribution. Ce qui faisait la force du commerçant, c'était le commerçant lui-même » Nous évoquons aussi les prix. Drôles de prix, élastiques, irrationnels. Un désordre qui brouille les pistes et la valeur des choses. Nos hésitations entre qualité et quantité. Nos points de vue se rejoignent.

Dehors, la devanture a seulement un peu vieilli. Rien de grave. Elle garde intactes quelques pièces art déco. Le seuil est recouvert d'une mosaïque, qu'il faudra penser à rénover. Haussement d'épaules. « Je ne sais pas s'il ne vaudrait pas mieux tout casser et tout refaire, à neuf... » Moi, je sais...

 Avant de partir, il reste une question. La question cruciale. Comment trouver chaussure à son pied ? Un soulier qui sied est un soulier harmonieusement conçu, aux détails de fabrication soignés, aux coutures bien placées et solides, monsieur Ruland frappe le talon, il faut que ça sonne – toc, toc -. Un soulier dans lequel le pied se déploie tout en étant maintenu, sans contrainte. Un soulier qui dure est un soulier choisi calmement et sur des conseils experts. Monsieur Ruland me rassure, les larges comme les fins, les grands comme les petits, aucun pied ne saurait être bien chaussé. « Eviter aux gens de souffrir dans des godasses mal faites, tout un art ! »...

 

 

              La Gavotte - Chaussures Ruland

24, boulevard de la Liberté
35000 Rennes
Tél. : 02 99 79 59 44
« Ce que vous ne voyez pas en vitrine
existe à l'intérieur », un détail dans
la vitrine de la Gavotte, qui a beaucoup
inspiré l'idée de Calicot.
   

 

 

Publié dans Se chausser

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P
Je relis à l'instant ce texte et je le trouve fantastisque...<br /> Rennes a besoin de ta plume...
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P
Et moi qui passais chaque semaine devant ce magasin en me disant "un jour peut-être, j'entrerai" et qui ne l'ai jamais fait, alors que j'ai même habité le quartier... Merci pour cette belle rencontre et cette fois, c'est sûr, je vais y aller...
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P
Quelle belle rencontre tu nous proposes là...<br /> Merci
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L
C'est un peu c** à dire mais moi je trouve ça admirable le petit commerce ! et des commerçants qui connaissent ce qu'ils vendent ! Punaise ça c'est chouette... malheureusement ça disparait non ?
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